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La Claire Voyance
François-Xavier Lalanne, 2005


S’il fallait raconter le travail de Denis Polge, je dirais que, pour sa et notre simple délectation, il dessine avec une extrême précision des lieux indéfinissables où la netteté des détails l’emporte sur l’incertitude des situations.
Comment ne pas penser à une sorte de Tanguy d’aujourd’hui ? Le Tanguy initié par Chirico à l’architecture de la mélancolie, laquelle mélancolie serait, pour le plaisir de citer Gérard de Nerval, l’état naturel de ceux qui voient les choses telles qu’elles sont.
Mais, puisqu’il s’agit de voir la réalité des choses, vous allez m’objecter que le monde n’est pas comme D.P. le montre et je vous répondrai aussitôt : « c’est à voir. » Car ce pauvre monde, dont nous avons évacué la grâce par crainte de ne pas être pris au sérieux, n’a-t-il pas déjà un peu perdu de sa réalité ?
Voilà pourquoi il nous faut rendre hommage à Denis de s’être installé d’entrée de jeu, comme l’écrivait Patrick Mauriès, dans le camp « artistiquement incorrect » d’où l’on peut encore, en toute clairvoyance, voir les choses comme elles vont l’être.





 

 


A Fleur de Papier
Patrick Mauriès, 2004


Qu’y a-t-il de moins actuel qu’un miniaturiste, et de plus incongru – pour ne pas dire artistiquement incorrect – qu’un jeune miniaturiste ? L’époque est au trait appuyé, à la surcharge émotionnelle, aux proportions exagérées, au forçage généralisé, à la démesure de principes. Nous n’avons plus de place pour la minutie que du côté de la mignardise ou du désuet, des porcelaines et des fragiles lames d’ivoire.
Indifférent à l’ordre du jour, et à ses partages simplistes, Denis Polge a choisi de réévaluer, par tout un aspect de son travail (un parmi d’autres, c’est ce qui en fait le prix), cette dimension oubliée, méprisée : il aime ce qui, en elle, contraint la main, induit un certain type de regard, pousse pour ainsi dire la contemplation aux extrêmes. Il aime cette dimension qui est autant celle de Fouquet que de Jean Hugo, des artistes persans que de Louis-Léopold Boilly (il est aussi un remarquable portraitiste).
Mais il la plie bien évidemment à son propre usage. Il l’inscrit dans sa géométrie particulière (qui s’applique aussi bien aux quelques centimètres d’une feuille de papier qu’aux larges panneaux d’un paravent). Son espace est pour ainsi dire suspendu : ni abstrait ni illusionniste ; comme chez les Persans, des fragments de réalité se posent à même une roche escarpée ; des nuages filent sur un plan abstrait ; des murs se croisent comme des angles de papier ; la perspective bascule comme dans les pavillons « à toits enlevés » des Japonais.
Citations résolues ou simples échos, évocations et images du monde flottant se déposent comme un film translucide à fleur de papier (dont il aime le grain, la souplesse) ou de soie, légèrement lavée. Ces réalités se superposent, se juxtaposent, glissent les unes sur les autres, comme pourraient le faire les éléments d’un collage ; mais il ne s’agit que de l’apparence ou du fantôme d’un collage, d’un collage proprement réinventé. Ces compositions impossibles, ces espaces « incompossibles », comme aurait dit Leibniz, retrouveraient toute la liberté de l’arabesque, et la légèreté du mobile ; elles auraient pour donnée essentielle d’échapper à toute pesanteur (cette pesanteur à laquelle cède, emblème contraire, l’oiseau mort, thème récurrent chez Denis Polge), et d’obéir à leurs seules lois : celles d’une pondération mystérieuse, celle de l’imaginaire.





 

 


Xavier Girard
Fragments de paradis

Esprits animaux


Un caïman de grillage et papier journal garde la petite cour de l’atelier. Ici et là, les animaux se sont multipliés. Un phénix étire ses ailes en plumes de bois de cagettes doublées de fourrure synthétique à côté d’un grand ara de pièces et de morceaux. Partout des hérissons, des oiseaux, des souris, des crocodiles, des scarabées, des salamandres, des grenouilles gagnent du terrain. Un bestiaire de bric et de broc a pris possession des tablettes du peintre. Bêtes à plumes, à pattes et à piques de l’enfance sur la grande carte du Sahara des papiers où la lumière du sud a déposé sa semence. Dans la douce ménagerie du peintre, le plâtre et le bronze vont avec le ballet de crin et le bois écorcé. On dirait une forêt de bestioles sortie de l’arche comme dans les images de la Bible, un zoo de l’âge d’or.
On y entre tel Kokosch, le jeune héros d’Heimito von Doderer dans les fourrés du « royaume de petit garçon », au « pays d’enfant » où vivent les tritons d’Un meurtre que tout le monde commet. Est-ce l’enfance encore ou ce qu’il en reste, ces carcasses pas plus épaisses qu’une coiffe de capricorne, graines éparses et autres poudres de perlimpinpin jaune orangé qui affleurent à la surface du papier ? Ou des jouets mais alors des jouets interdits, des « faux jouets », dit-il, des jouets seulement pour les yeux et la songerie du regardeur. Mais ses paysages, aussi, n'en sont pas, plutôt des étendues sans nom qu'aucun promeneur n'arpentera. Les enfants de l’artiste qui chassent les insectes autour de la maison sont-ils pour quelque chose dans ce sauve-qui-peut de paradis? Ou le peintre dans son potager aux prises avec les bêtes noires du jardinier, noires et de blanc vêtues? Dans de petites boites, des bribes de squelettes, toute une limaille de trésors, les trouvailles du glaneur attendent leur heure. Mémoire des cueillettes dans les allées du songe ? Ou de l’insistante présence de la lande sauvage, des eaux dormantes et autres rives dans la géographie du peintre ? Quels regards animaux jettent-ils sur les peintures ? On se prend à imaginer autour d’eux, entre la troupe des bestioles qui a envahi l’atelier et les œuvres accrochées au mur un lien secret qui n’est pas celui qu’on croit.
S’il est au sens classique du terme un sculpteur animalier – allant jusqu’à fondre dans le bronze comme Barye, Pompon ou Flanagan taupe et mulot -, quand le plus gros du bestiaire fait l’éloge de la collecte des matériaux et du bricolage, il ne peint qu’en de rares occasions des animaux à plume sauf quand il chasse sur les terres des Primitifs italiens.
De cet amour, il dit : Vivent les animaux à poils, à panaches (sauf les autruches)! Tout ce qui a du pelage et de la moire de plume. Tout ce qui appelle à être touché du regard, c'est-à-dire non touché. Tout ce qui procure une jouissance ou sa frustration, sa retenue… du pubis et de la couleur.
Il ajoute : Oui il y a du plaisir en même temps que de la frustration... Mais c'est très bien comme ça. La frustration c'est ce qui permet de renouveler le plaisir. Et ce qui le préserve d'être consommé; ou ce qui lui permet d'être consommé à nouveau sans en être jamais rassasié...
Il déclare aimer : Les oiseaux aux pieds de Saint-François, les pigeons et les coqs qui sont plus merveilleux que les paons. Les chèvres de Giotto. Mais j’aime aussi les papiers de bonbons, les scories des trottoirs (Paris est plein de pétales entre les coulures de pisse). Et les fleurs de courge*.
Quelle complicité rapproche donc les enfants des têtards ou le peintre des fleurs de courge ?
Quel secret des origines cherche-t-on à cacher pour mieux le percer à jour au fond des pots à confiture et sur la table de la cuisine ? Et pourquoi le temps des tritons cesse t-il comme il a commencé, sans prévenir avec la même frénésie d’indifférence que l’excitation des premiers jours à la campagne ?
Dans l’univers de Denis Polge, les bêtes surgissent au détour d’une étendue de sable et d’eau mais aussi et surtout dans les fibres du papier où le peintre les a débusquées. Les grandes feuilles tachetées qui accélèrent le passage de la lumière sur le mur de l’atelier les ont pris au piège. Drôles de tritons fossiles, plus fragiles que les êtres vivants, petits alliés qu’un rien ameute et escamote ou mêle au fouillis du rivage.
Dans ces papiers « indiens » il y a toujours des animaux mais de façon fragmentaire et dans un certain désordre... des animaux ou des débris végétaux. Et tout ça est repassé, écrasé, aplati sur le papier. Imaginons ces morceaux que je collecte plaqués dans une photocopieuse. Pourtant je préfère les peindre. Ainsi je me libère de l'effet de réel, de l'aspect « trompe l'œil ». J'ai cessé de peindre mes petites vues car il y avait une innocence dans mes tableautins d'oiseaux et de chèvres, que je ne saurais simuler. Les papiers récents ne me font pas oublier le goût que j'avais des petites peintures de paysage avec animal. C'est peut-être ce grand détour qui me permettra de retrouver une naïveté nouvelle. Peut-être que précisément ma saison enluminure a trouvé à se renouveler dans les petits objets votifs que j'invente aujourd'hui et qui résultent de ces papiers.
En réalité, il n’est pas si sûr que le peintre y échappe tout à fait ni ne cherche à s’affranchir de toute illusion, le plaisir de ses « papiers indiens » surgissant plutôt de la rencontre mi inopinée mi concertée de la réalité d’une tache ou d’un morceau de papier déchiré et du relief incisif d’un objet dont « l’effet » aura été scrupuleusement restitué. L’innocence de l’artiste fait ici cause commune avec la « métis » de l’homme à tout faire. Elle a maille à partir avec les anciens savoirs et le petit technique de la peinture. Les passages entre le fragment reporté sur la feuille de papier et le montage d’objets hétéroclites qu’il épingle au mur de l’atelier (de même que les masques qu’il façonne entre deux campagnes de papiers) et dénomme « attrape cauchemar » comme si ces assemblages miniatures étaient des machines de capture, des pièges à frayeurs, pour se soustraire à leur pouvoir, sont incessants.
Il dit : mes petits objets (attrapes-cauchemars ou bestioles) sont un peu des morceaux de mes papiers qui auraient pris du volume.
Comme cela ne vous échappera pas, l’inverse aussi se vérifie : bien des œuvres sur papier suggèrent, à travers la « mise à plat » des animaux que l’arche, tel le navire Argos, a changé de forme et s’est glissée dans le monde de l’infiniment mince imaginé par le peintre à l'instar du cristal de carbone, le graphène dans lequel les physiciens affirment que les photons se déplacent sans perdre leur masse mais comme s'ils l'avaient perdue.

Paysage de fantaisie

Leur forme varie selon le climat propre à chaque espèce de carte-paysage. Ici, ils ont revêtu le costume d’un coquillage ou d’une coque, glanés entre deux dunes. Là, ce sont de petits insectes débarrassés de leur carapace dont ne subsiste qu’un bref monceau translucide. Là encore, une légion de spores qui essaime dans la clarté de l’air ; vol d’étourneaux amalgamé dans les fibres de la soie. Ou, vu de très haut, un cratère aux arêtes dénudées sous la flamme empanaché d’un peu de jaune cadmium. Ailleurs, la piétaille des taches tend son réseau d’ocelles sur l’or pâle du papier. Ailleurs encore on songe à un hématome comme Bonnard en peignait dans ses autoportraits en boxeur vers la fin de ses jours. Soudain un éclaireur se détache de l’étendue, fusée noire, concrétion de rose, infanterie de points de safran à parements bleus, hérissés d'étoiles blanches. Dahlias, ancolies ou glaïeuls aux pétales humides ne sont pas en reste quand bien même seraient-ils inventés tout comme le paysage où le peintre les a déposés. Esprits animaux et jaillissement floral échangent leurs principes. En règle générale les objets que relie Polge touchent à peine le sol et glissent les uns à côté des autres en formations ouvertes que l’aléa ou des affinités silencieuses auront rapprochés. Lorsqu’ils s’agglutinent c’est qu’ils appartiennent à des ordres contradictoires. Leur forme est presque toujours fragmentaire. La déchirure et le froissement de règle. Leur couleur est si contrastée, leur texture si antithétique, – pollen de cendres contre vanneau brillant, pétale mauve contre cailloux blancs et noirs, plis contre spires, calcite tigrée et contournée contre cumulo-nimbus -, que leur bref appariement ressemble à un accident, la perspective aérienne les ayant fait se rencontrer sur l’écliptique de la page. Rien ici ne prend racine ou ne s’englue dans l’épaisseur opaque. Des graines montent au-dessus de nous, des nuées survolent les magnésies du méandre, une colline invisible sépare l’estuaire limoneux du pic fossile qui hérisse la chaine montagneuse qu’on aperçoit en contrebas. Chemin faisant, le sol a tout envahi, des haillons de ciel éparpillés à la surface des feuilles filent à ras de terre.
Le ciel, dit-il : Il y en a dans mes Eaux dormantes. Mais plus récemment, on le voit très peu. En donnant la priorité à une composition libre, le ciel - ou les masses claires- se sont détachées du haut de la page. J'ai fait récemment des cieux blancs qui sont comme des trous au milieu de la feuille. Comme un ciel dans une flaque.
J'aime l'aplati, la surface, l'absence de matière... Quand je me promène aussi, j'aime regarder par terre. Que ce soit à Paris, les taches de chewing-gum, les pétales, les découpes des trottoirs, les coulures... Dans la campagne, les graviers, les sables, les morceaux de bois, la façon dont l'herbe gagne sur les chemins...
A quelle géographie favorite, quel paysage rêvé empruntent ces contrées dénudées ? Quels parcours du souvenir ? Polge en dresse la liste que voici : pays phénix et salamandre où règne le rocher, le pin silvestre, le cyprès et les ruisseaux qui débordent sur le sable, quand ce n’est pas la ville et son port de mer :
Les Crete sennesi autour du Monte Oliveto (au sud de Sienne)
La falaise de Vaucluse
Les rochers et les pins dans les collines entre le Rove et Niolon
Les plages du Pas-de-calais
Les lits de rivière
Aussi les paysages urbains : les marchés en Sicile ou à Naples, les ports n'importe où...
Mais la couleur des papiers indiens met aussi en évidence la présence ressaisie du midi de la France, cet hier radieux que la mémoire énumère :
L'image du midi, ce sont des souvenirs d'enfance. Lagnes. De grands repas de famille. Des lapins rôtis, des gnocchis maison, des îles flottantes, des melons à foison. Des villages pauvres avec une vieille pompe à essence au milieu. Des affiches de cirque partout. Des promenades dans des montagnes sèches et sauvages. Une Sicile disparue…
La lumière et la joie c'est surtout le potager et les antidépresseurs. J'aime les endroits usés. Etant né sur la Côte d'Azur, la nostalgie me fait aimer la corniche de Marseille, au-dessus de la plage du Prophète, où des agaves fleurissent entre les villas…
Est-ce le midi? Je trouve que mes papiers font montre d’une certaine jubilation et cela m'étonne. D'où vient cette couleur? Mon potager encore... pourtant fort banal. C'est le même plaisir qu'un enfant avec son mécano.

Sans doute un paysage subliminal de mon enfance autour de la Méditerranée ; en Italie, au pied des monts de Vaucluse. Les collines rocailleuses vers Marignane où mon grand-père venait me chercher, l'autoroute du retour à Lagnes...
Mais j'aime aussi l'idée que je représente des paysages que je n'ai pas vu. Je n'ai jamais mis un pied en Afrique ; pourtant des personnes me disent que certains dessins pourraient venir de là. Le côté désertique sans doute. D'autres que mes eaux dormantes sont scandinaves... Je n'y suis jamais allé non plus.
Difficile de mettre en parallèle le bout de papier épinglé dans les fonds, la tache aux contours déchirés et la conque qui repose sur le sol et pourtant ils vont ensemble, portés par la même légèreté. Jamais la main du peintre ne semble appuyer, jamais elle n’enfonce le clou mais se tient à la surface, sur le versant le plus lumineux et le plus scintillant du paysage comme par les jours de mistral, quand tout s’envole et que l’air se peuple d’écailles multicolores. Dans la peau du papier, des banderilles emplumées ont à peine mordu. Elles tiennent par une pointe d’aiguille. Le peintre n’a pas fait usage de ciseaux. Il a soigneusement évité les lignes dures, les angles vifs, les coupes réglées, les lignes d’alignement et de stockage. Son dessin n’est jamais un cerne mais une césure imperceptible, un tremblement léger dans la couleur d’un plan aux froissures visibles. Les lignes du crayon que l’on aperçoit de loin en loin ne servent pas à délimiter, il en est fait un usage fulminant, simple amorce du mouvement, mise à feu de la mèche qu’accompagneront plus ou moins les tourbillons des papiers-couleurs. Cette flamme éparpillée la voici servir d'empreinte négative, après avoir été comme soufflée son éphémère apparition sert de motif à l'artiste qui peint en quelque sorte son absence, la légèreté de son enlèvement.
Au cours d'un processus qu'il explique ici : Mes dessins récents se font au départ avec des bouts de papier, de plastique... Je découpe aussi dans des revues de la presse féminine ou dans de la publicité. J'ai l'impression de trouver de belles couleurs dans des images horribles ; et cela me réjouit. Des bouts arrachés qui gagnent ainsi le précieux d'un pétale. Et j'assemble comme pour faire un collage. Puis j'enlève - je décolle -, et je reproduis. L'utilisation de cette technique me permet d'avancer à tâtons, de faire ma composition au fur et à mesure, sans faire de plan.
Le qualificatif de paysage d'ailleurs ne convient pas trop à mes derniers papiers : c'est une commodité. C'est surtout la notion d'espace composé qui fait utiliser ce terme. Non ces œuvres sont plutôt des guirlandes, des danses, tout un bazar qui tournoie...
Pure propension, appel de splendeur, exaltation poétique à rebours du traditionnel découpage chargé de fixer la pensée, le climat de Polge échappe cependant au brouillard. Ce qu’il aime, c’est la juxtaposition d’un objet solide et d’un petit nuage, d’un relief affûté, brillant comme un aiguillon et d’un papier-plume. Le flou n’est de la partie qu’au point de rencontre de la netteté. Il ne semble pas qu’il fasse appel à la technique de l’empreinte. Il y a les lignes, il y a les taches, il y a les collages et toute la couleur bue mais peu d’empreintes. Pour faire partie du jardin du peintre les strates accumulées ne doivent pas excéder l’épaisseur d’une fine pellicule de cellophane. D’où ce nouveau leitmotiv de l’œuvre : le solstice du jaune « indien », - la couleur que l'œil humain favorise entre toutes -, celui des fleurs bien sûr mais aussi de l’or auquel on pense aussitôt. L’or : couleur et matière réunies en une même substance souterraine dont on peut extraire des pétales. L’or ambiant des derniers papiers n’est pas seulement la transcription de la lumière du « midi imperturbable » de Mallarmé mais un vœu d’animation dispersive, le rêve d’une couleur brillante qui posséderait l’éclat du quartz et la vigueur de l’air.
Et les tritons ? Il y a belle lurette qu’ils ont été rendus à la rivière. Des miettes de leur festin ont été abandonnées sur la rive. Le relevé cadastral de leur vie minuscule peut commencer. Pour faciliter l’ouvrage de l’arpenteur les anciens habitants de l’endroit ont laissé des traces disproportionnées, une crête noire jalonnée de cratères fait équipe avec une hydre, une savane effrangée avec des fragments de décor aquifère. Le petit et le grand se côtoient sans trouble. Au regardeur de les déchiffrer. A lui de donner la mesure du paysage et d’inventer les équivalences de son choix. Les personnages de la pièce peuvent faire leur entrée, bannière étoilée, femmes sous le voile, taches de sang séché, bu par le sable des combats. Et si l’une des fonctions de l’artiste contemporain était d’absorber les éclats de l’époque, d’intégrer les détails de ce reste, cet archipel de fragments à la substance de son œuvre pour que nous y regardions à deux fois ?
Il agirait dès lors, non pas de faire face à l’évènement, dans l’attitude un rien théâtrale du peintre d’histoire, avec le dessein de peindre l’horreur (voilà plus d’un siècle que la cause est entendue, photographie et cinéma en ont fait leur besogne) mais de réunir les bribes en peinture d’une catastrophe qui a déjà eu lieu ou dont l’irruption est annoncée et d’inventorier son éclatement, sa dissémination continue.

Des haillons de paysage. Ou ports en loque. Joyeux lambeaux des bidonvilles...

Rien d’abrupt mais rien d’évanescent non plus pour attendre. Vieille métaphore : le buvard est ici, tout comme le papier, un instrument d’engouffrement et de rejet. La disparition est l’autre face de ce qui vient. Dans le désert des papiers de l’atelier, le miracle progressif de la peinture est à l’œuvre. Il commande de ne rien séparer : les petits lacs d’encre et les fragments d’images, la caillasse et les nuées, les papiers épinglés et les taches de rousseur, les tracés continus et l’archipel des tavelures. Les vides ne sont pas aussi déserts qu’il y paraît à première vue et les pleins pas aussi denses. Dans l’univers de Polge, les plumes battent la même mesure que les cailloux. Les plages font alliance avec les bords du gouffre. Les montagnes, ce n’est rien de le dire, deviennent fumée éparse et des papillons de nuit coquilles vernissées. S’il fait litière des choses disjointes ou dépareillées, le peintre ne limite pas son ouvrage à collecter et à épingler le disparate du monde, il fait en sorte que les contraires s’équilibrent pour former une étendue terrestre (toutes ces feuilles sont autant de terres que le peintre met en culture) dans laquelle les éléments échangent leurs propriétés suivant une alchimie inédite pour inventer avec la bigarrure du monde un paradoxe harmonique.
Dans un monde sans harmonie, sans style - où Louis XIV côtoie les pavillons de banlieue et les panneaux de signalisation - une esthétique peut se construire sans chercher à unifier mais en se nourrissant des scories de ces mondes inconciliables. La plage qui met tout le monde d'accord, où le sigle d'une marque n'est plus que couleur, où la carcasse d'un bateau n'est plus qu'un volume, la merde d'un chien, une trace... En ramassant tout ce qui fait peinture, ici une plume, là un papier ou encore un bout de plastique ayant perdu son usage. Une sorte de figuration minimale où s'associent dans le désordre des taches, des formes inutiles et des couleurs en faisant des guirlandes joyeuses.
Au cours de sa métamorphose, le paysage ne distingue plus ce qui pénètre dans le papier et ce qui se tient en suspens au-dessus (parfois, dirait-on très au-dessus) ou se faufile à travers son en-dessous de sable et d’eau. Le regardeur est à la fois en terrain de connaissance, la tête à l’aplomb du sol et devant la feuille accrochée au mur, tenté par endroits de « décrocher » comme si ses deux positions – à plat, le temps de la réalisation et placée à la verticale pour être exposée -, coexistaient à l’intérieur même de ses vallées et de ses reliefs épars. D’un îlot à l’autre, l’œil ne franchit pas seulement une étendue plane, il traverse l’espace contradictoire d’un paysage dressé à la verticale et composé d’objets vus de haut qui tantôt miment la paroi tantôt rappellent le sol.
Donc, oui, vu de haut puisque tout est aplati. Cela a aussi à voir avec le dispositif de mon travail sur papier. Je peins « à plat » sur une grande table. Je pose la couleur que j’écrase souvent avec un papier non absorbant. Puis je grimpe sur l'escabeau. D'où je retrouve un point de vue qui me permet de ressaisir l'ensemble.
Grimper sur l’escabeau, c’est ce que les peintres aimés de Polge n’ont cessé de faire, des peintres dont il dresse ici la liste dans un musée personnel d’une grande cohérence, tous liés les uns aux autres par une même sensibilité à l’irradiation et au suspens :
Les enluminures des Très riches heures...
Lorenzetti et ses fresques siennoises
Les chambres décorées du Palais des papes
Piero della Francesca et le paysage de la Nativité.
Les miniatures mogholes, persannes
Franz Post et ses vues d'Amérique du sud au Louvre
Certains paravents japonais
Au XIXe siècle, Corot, Granet, plutôt les encres, les papiers de Pierre-Henri de Valenciennes
Whistler, ses aquarelles de plages, ses nocturnes à l'huile
Van Gogh et ses grands dessins à l'encre
Les peintures métaphysiques de Carlo Carra
Les gouaches de Jean Hugo dans les années trente
Sima et ses vues lumineuses
Zoran Music et ses paysages d'Ombrie - ses petits ânes dans des barques (plutôt que les dessins de camps de concentration)
Les dessins de Gilles AillaudTêtes
Que veulent dire ces têtes de théâtre japonais au bout de leur piquet qui font bon ménage avec les animaux ? Quelle comédie s’apprêtent-ils à jouer ? Marionnettes de quel guignol ? Sont-ils des revenants ? Les héros d’une scénographie privée ? Diables sortis de la boite à malices de Polge qui s’interdit de peindre des personnages dans des paysages mais ne dédaigne pas de les façonner. Quand il « fait une tête », comme le disait Giacometti, c’est plutôt du bout des doigts, sur une pique avec trois fois rien. Quand il « fait le portraitiste », c’est sur une toute petite plaque de cuivre comme au temps des Valois pour donner à l’en face du visage sa densité maximale.
Pour les portraits, dit-il, j'ai beaucoup aimé quand j'ai commencé de peindre les têtes du Fayoum, mais aussi les portraits français. Clouet, Fouquet et le merveilleux Corneille de Lyon. Les hollandais aussi... Le petit tableau est un objet. J'aime ce rapport un peu moyenâgeux... le précieux des petites choses. Le médaillon, en effet, à la Pisanello. Cela m'a pris beaucoup de temps pour m'agrandir sans que cela soit forcé, sans que cela me semble une violence ou une facilité spectaculaire.
Prisonniers du petit pan de peinture, enclos dans l’identité de la tête, les portraiturés souffrent d’avoir été ainsi naturalisés. Comme les petites têtes en plâtre du bestiaire, leur effigie grimace imperceptiblement sous le masque durci. Ce sont des portraits-coquillages pris dans le miroir d’une main, des vanités à contrefiche de métal, de vraies têtes de linotte, des coquilles de noix, le regard fixé sur vous comme un reproche. Toujours une manière de mauvais tour exécuté à la barbe du sujet, contrairement aux animaux.

Transparaître

Sculpture animalière, portrait, paysage, dessins de nu, Polge traverse les genres consacrés avec l’air de ne pas y toucher. Ses paysages n’en sont pas, ses sculptures se donnent des allures de jeu et ses portraits évoquent les têtes réduites et les pierres dures des cabinets de curiosité. Le bonheur, on le sent se révèle surtout ici dans l’éclat transparent de la feuille de papier, dans la fluidité de la tache qui s’évase en s’animant au revers de la page et dans la couleur mouvante, plus proche d'un éclat que d'une couche sur le nuancier des teintes.
Pour moi, dit-il, les nuances sont tout dans la couleur. « Vert » ne veut rien dire, « ce vert » convient mieux. Un jaune est aussi différent d'un autre jaune que ce jaune l'est du bleu, du rouge. Chaque nuance est unique. La couleur c'est l'art de la précision.
On dira ainsi de Polge qu'il est du côté des façons de faire davantage que de l’image ; du côté des gestes techniques presque imperceptibles plutôt que de la manière forte revendiquée par beaucoup, du côté du processus que de l'œuvre achevée. Son art de peindre réside moins dans la couleur fixe et superficielle, moins dans la couleur arrêtée que dans la coloration fluviatile du papier, moins dans le toucher du pinceau que dans l’afflux irrésistible d’une substance liquide livrée à elle-même et dans son imprégnation. Bref, il est tout dans la présence discrète d’un en dessous qui remonte à la surface, plus limpide à mesure qu’il transparaît et sollicite de nous une attention aux imperceptibles nuances de l'eau qui court.
Mais cette sorte de mécano de lumières ne va pas sans son envers. Les « dessins » (comme il les appelle) n’ignorent rien des « cauchemars » du peintre. Que les bribes de leur sauvegarde viennent à manquer et tout est balayé. Qu'elles envahissent l'espace et l'anxiété de revenir avec l'hémorragie. L’opacité, la distance froide, l’immobilité de tout et la lumière de plomb de l’emporter. Pour y remédier, et se défendre du vertige de la platitude comme de l'étouffement, Polge oppose aux dangers de l’espace en fuite la beauté subreptice de ses fragments de paradis. Ses armes sont fragiles, puisque ce sont celles de l’allègement et de la transparence, les armes d’un presque rien, d’un peu de clarté scintillante qui s'équilibre avec la matité de la fibre et de quelques papiers de couleurs d’une volatilité douce et déchirante aussi.

*Ecrits de Denis Polge, Lagnes, octobre 2010, correspondance avec l’auteur.

 

 

 


The Strand
Richard Stamelman, 2007


String spiraling around a pole; string tied to the claws of dead birds; string strung across a beach, laced through eyelets, bound to a rock, linked to a wheel or a metal hook, supporting a curtain, fringing the end of a rug, forming arabesques, curves, knots, bulges, loops, circles, tendrils, curlicues; string unraveling, tying, crisscrossing, overlapping. Such is the drama of cord, laces, thread, filaments, lines, rope in the meticulously precise, yet poignantly mysterious, paintings and drawings of Denis Polge. It is a drama of assemblage, of collecting, of liage: a tying together, within the space of an imaginative work of art, of disparate objects, brought together not so much as things but as forms in order to create a serene and yet enigmatic figuration of a universe at once at rest and in flux. The place where, according to Denis Polge’s delicately miniaturist imagination, these interlaced strands of wispy lines, hairs, roots, weeds, branches, shells come into existence, where they crisscross and loop to form nets, knots, circles, and lattices, is a strand of yet another kind.
For this chance encounter, this fortuitous drawing together, of objects on a blank surface, is this not what nature performs, when the tide turns and the sea retreats leaving, in the water’s ebbing wake, puddles and sand and whatever the now-exposed ocean floor reveals: wood, rocks, shells, feathers, pebbles, hooks, nets, seaweed, moss, and grass: a bric-à-brac of sea debris, as Denis Polge’s elegant series of marée basse drawings reveal? At low-tide the receding water imprints onto the exposed seabed signs of its withdrawal and absence: wave-like furrows pressed into the sand; thin strings of algae and weed placed helter-skelter on the ocean floor; uneven pools of dark water (colored black, blue, brown, purple in Denis Polge’s works); large islands of sandy emptiness (in neutral tones of light grey, brown, or white); and heteroclite objects of natural and human life (rocks and bottles)—all of which are isolated on a surface neither an ocean nor a land: but an in-between space we call a strand and the French l’estran. Here a “still-life” arrangement of lost objects formed by the disappearing tide is captured in a frozen moment of time: the suspended instant between the sea’s once vast presence and its limitless, soon-to-be reversed, absence.
Not only are Denis Polge’s still-life landscapes of the strand, of the “marée basse,” representations of an ebbing sea (and, by extension, an evocation of the sea-changes inherent to human life), they internalize and absorb—within the very material of the representation—the physical trace of this ebbing disappearance. The pattern of creases and wrinkles Denis Polge has purposefully pressed into the surface of his paper—his love for the feel, the texture, the graininess, even the fragility of paper is evident—testifies to the presence of a liquid (the gesso initially applied to the paper) that, in drying, has left a trace. Furrowed, crimped, slightly embossed (like a strand imprinted with the shadowy depressions of departing waves) the paper has a taut, stressed, lived appearance; its smoothness is shriveled, its edges uneven, its surface worn. Here is a work of art literally touched by the evanescence and ebbing of time, marked by the unceasing va-et-vient of the eddying rhythms of life, and yet open to the discovery of continuously renewed arrangements of objects and forms, of evanescent configurations of sand, sea, and debris—all those potentially infinite, limitless, and enigmatic still-life images waiting on the ocean floor or on a sheet of paper to be brought to the surface and into the light of day through the delicate hand, the incisive eye, and the magical imagination of Denis Polge.

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